Le monde a changé et moi aussi.
J'ai décidé de faire du vélo. Mes roues serviront de tête de lecture sur le ruban de bitume. La route va me réciter tout son savoir accumulé par les années de passage de ces pneumatiques en tous genres, ma tête sera le réceptacle des ondes vibratoires, de ces conducteurs de cariolles à chevaux de jadis jusqu'aux chevaux vapeurs de maintenant.
J'enfourche ma bicyclette grise sur la route qui mène au Ventoux, mes pieds tournent en cadence à la régularité d'un métronome. Le regard fixe sur la ligne blanche, les kilomètres défilent sous la chaleur, le goudron fume, pas dans mes poumon j'espère. J'ai une étrange sensation, celle de l'esprit sortant peu à peu du corps. Poussé par le mistral, le vélo s'emballe, impression de voler, décoller de la route, parcourir les cumulus, côtoyer les oiseaux, j'ai quitté le sol, la seule force du pédalage m'a fait décoller.
Non, je suis toujours collé à la route, le goudron caramélisé, les pneus ensuqués, dans la mélasse, je poursuit mon ascension dans la forêt, pente à dix-pour-cent, dans les lacets du Ventoux, entouré d'une nuée de mouches vertes attirées par ma sueur, quelques guêpes aussi, attirées par le sucre qui perle des bidons.
Tantôt je rejoins des congénères arc-boutés sur leurs machines, entourés eux aussi de leurs propres nuages d'insectes, dont la composition semble varier selon le type de sueur dégagée. Tantôt je me fait dépasser par des champions de la montée sèche qui tentent de battre leur temps de montée. Ils ont moins de mouches que les autres car ils roulent plus vite.
Collé, je suis collé à la route...
Des flashes d'appareils photos, claquent de temps en temps, me tirent de ma torpeur. Des dames impatientes auprès de "campings-cars", attendent le passage de leurs maris ventripotents ; arrivés à leurs hauteurs, des encouragements fusent dans des langues européennes du Nord et de l'Est : suédois, flamand, allemands, et les appareils photos crépitent…
Je suis collé, collé à la route...
D'autres encore, telle la voiture du directeur sportif au tour de France, suivent ou précédent leurs favoris, en les encourageant par la fenêtre ouverte. Tendent un bidon au malheureux ou une barre énergétique.
Soudain, de drôles de machines apparaissent, vélos de ville guidon plats à assistance électrique, VTT tous rouillés qui grincent à chaque tours de pédales, vélos couchés ou des barbus genre ZZ Top, grimpent en échangeant des sons inarticulés, peut-être des malentendants ?
Puis j'arrive à la hauteur d'un homme d'au moins 100 kilos qui se démène en se tordant à chaque coups de pédales comme si sa vie en dépendait, il arrive non loin de la fin de l'ascension.
Mais je suis collé, collé à la route...
Le monde a changé. J'ai décidé de rouler à vélo pour entendre le bruit du vent, le cliquetis régulier de la roue libre, l'ivresse des descentes à quatre vingt kilomètres heures, les coups de chaleur et les coups de froid, le vent de face et le vent dans le dos, la danseuse et le cul assis sur la selle, les relances en cadence, les gros braquets sur le plat, les passages de relais en peloton, l'odeur de l'ail dans la vallée de Montvaux.
La route devient un territoire à explorer. Ces lignes tortueuses m'invitent à parcourir le monde pour entrevoir les rayons du soleil filtrés par les arbres, se déployer en ombres sur le sol. Se rendre à une destination pour contempler un paysage pour oublier, ou se souvenir, des instants rares et précieux...
Sur une table, dressés pour le repas, une bouteille de vin rouge trône au centre, un "Ventoux".
Sur l'étiquette, un paysage stylisé d'une route serpentant entre les sapins, un cycliste dessiné, et le sommet du Ventoux avec son antenne relai. Des mouches volent çà et là au dessus de la table, soudain une guêpe arrive.
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